Art et souveraineté : réflexions autour d’acquisitions manquées

La France à l’encan, titre du célèbre ouvrage de Michel Beurdeley traitant de l’exode des objets d’art sous la Révolution française résonne aujourd’hui comme un triste écho. Il fait l’inventaire de ces objets dont le destin fut profondément secoué par le tourbillon de la Révolution : peintures, mobilier, sculpture et jusqu’aux sépultures qui furent arrachés à leur contexte et parfois leur pays. C’est avec peine qu’on essaie de les reconstituer aujourd’hui et de retisser ainsi les liens rompus avec cette France d’avant. Ou en tous cas, que l’on dit essayer.

Le 8 novembre 2013, deux pleurants en albâtre du XVe siècle provenant de la sépulture du duc Jean de Berry (illustration 1), frère du roi Charles V avaient été vendus 4 millions d’euros à un collectionneur privé chez Christie’s. Ces œuvres, commanditées par le roi Charles VII pour son grand-oncle, avaient logiquement été classées « trésor national » le 18 novembre 2009 sur avis de la commission éponyme. Pourtant, abandonnés faute de « moyens », ces pleurants ne retrouvèrent pas ceux de la même série conservés au musée du Berry de Bourges, à quelques encablures de la cathédrale abritant le gisant du duc (illustration 2). Pourtant, seules treize figures de cet important cortège de quarante pleurants sont aujourd’hui conservées en France sur les vingt-sept identifiées.

La commission des Trésors Nationaux a encore classé, le 27 janvier 2013, deux autres figures de pleurants provenant du même tombeau, issues cette fois de leur première campagne de réalisation... Il ne reste donc plus que quelques mois pour réunir les fonds destinés à les acquérir afin de "poursuivre la reconstitution du décor de ce monument funéraire d’origine prestigieuse et lié à l’histoire de France" selon les propres mots de la Commission.

Ill. 1. Pleurants du duc de Berry. Vente Christie’s, 8 nov 2013
Ill. 2. Gisant du duc de Berry. Cathédrale de Bourges. Photo DR.

Le 12 décembre dernier, chez Piasa, c’est une tête en marbre de Carrare représentant, selon l’experte Laurence Fligny, la reine Jeanne de Bourbon (1338-1378) qui a échappé aux Musées de France (illustration 4). Vendue 1,15 millions d’euros (frais compris), elle avait fait l’objet d’une importante couverture médiatique et attiré de nombreux conservateurs.

Catalogue de la vente

Certes, il paraît difficile d’affirmer avec certitude que ce portrait est celui de la reine Jeanne de Bourbon, épouse de Charles V, le roi sage. Le témoignage fourni par l’aquarelle de Gaignières, vers 1700 (Bodleian Library, Oxford, illustration 3) permet de connaître la disposition d’ensemble du tombeau royal dont ne subsistent, hormis le gisant du roi, qu’un important fragment (préempté par le Musée du Louvre en mai 2009 à Louviers) et deux éléments d’arcature conservés au Louvre et au Musée des Arts Décoratifs.

Ill. 3. Tombeau de Charles V et Jeanne de Bourbon, François de Gaignières, vers 1703, Bodleian Library, Oxford.

On retrouve sur l’image, à côté du gisant de Charles V, sculpté par André Beauneveu, celui de la reine. Celle-ci est coiffée à la mode de l’époque avec les fameuses tresses roulées autour des oreilles maintenues par des pièces de métal. Selon Laurence Fligny, les dimensions de cette tête, la qualité de la sculpture, la nature du marbre comme sa ressemblance avec l’aquarelle de Gaignières permettent d‘identifier Jeanne de Bourbon. L’expert note cependant l’absence sur ladite aquarelle de l’ornement glissé entre les cheveux et les joues de chaque côté du visage, visible sur cette tête comme sur celle de Marie de France, fille de Charles V conservée au Metropolitan Museum of Arts. Il est à noter que l’aquarelle de l’effigie de Jeanne de Bourgogne, épouse du roi Philippe VI, toujours par Gaignières présente également cet ornement faisant peut être de Jeanne de Bourgogne une autre candidate.

La redécouverte de cette tête constitue un élément important pour l’histoire de la sculpture et la carrière de Jean de Liège, artiste majeur de la seconde moitié du XIVe siècle. Connu comme « faiseur de tombes » à Paris entre 1361 et 1381, peu d’œuvres absolument attestées de sa main sont encore conservées en France. On sait qu’il sculpta les effigies de Charles V et Jeanne de Bourbon pour la grande vis du Louvre (détruites en 1624) et les gisants des princesses Blanche et Marie de France (dont seule la tête subsiste à New York, illustration 5). Le nez rectiligne, l’élégant creusement au trépan du coin de l’œil, le sourire distingué issu de lèvres finement ourlées et pincées, sont autant de caractères idiosyncratiques de la main du sculpteur que l’on retrouve sur la tête vendue le 12 décembre dernier. Les attributions de tel ou tel gisant à Jean de Liège ou à des membres de son atelier sont encore aujourd’hui un important objet d’étude et de recherches.

Ill. 4. Tête supposée de Jeanne de Bourbon, Piasa, décembre 2014. 
Ill. 5. Buste de Marie de France, Jean de Liège, vers 1381, Metropolitan Museum of Arts.

Toujours est-il que peu de doutes subsistent quant à la provenance sandionysienne de cette sculpture. Les traces d’arrachement au dos attestent de l’existence d’un coussin sur lequel reposait la tête, dispositif traditionnel des effigies. Les marques de sciage, très nettes, sur les côtés témoignent également en faveur d’un détachement volontaire de la tête de son emplacement d’origine, opération que seule une effigie de grande importance pouvait à l’époque justifier. C’est d’ailleurs ce qui arriva au Buste de Marie de France précédemment cité. Les trous de fixation au haut de la coiffure renvoient à la couronne orfévrée qui y avait été placée. Enfin, les différents graffitis visibles à la surface du marbre, notamment les croix, sont fréquents sur les gisants de la nécropole royale (on les retrouve par exemple sur ceux de Charles d’Alençon ou celui de Marguerite d’Artois).

Ainsi, plus encore qu’une sculpture exceptionnelle, c’est à un monument historique que l’Etat a sans doute renoncé. Les terribles journées d’août 1793 qui virent la nécropole royale de Saint Denis pillée par les révolutionnaires furent aussi celles d’une prise de conscience majeure : celle du patrimoine. L’existence d’un patrimoine collectif dont la préservation est un but d’intérêt général est admise par l’Abbé Grégoire puis par la Convention et la République. Et c’est sur ces racines que s’élevèrent peu à peu les fondements de la législation protégeant les monuments historiques, un dispositif dont la France a raison d’être fière mais qu’elle ne met pas toujours en pratique.

Faut-il que, lorsqu’un fragment de cette histoire réapparaît par miracle sur le marché de l’art, nos institutions se résolvent à le laisser partir ? Parce qu’au gré de l’histoire, le patrimoine a pu être dispersé, la France s’est dotée en 1921 du droit de préemption, un droit régalien lui permettant de se substituer à l’acquéreur pour se réapproprier des œuvres dont elle estime qu’elles lui reviennent de droit. Il s’agit bien de protéger les trésors nationaux « que l’histoire consulte, que les arts étudient, que le philosophie observe et que nos yeux aiment à fixer avec ce genre d’intérêt qu’inspire ce qui donne une sorte d’existence au passé » (Jean-Baptiste Mathieu, président de la Commission des Arts, 1793).

Qu’est ce qu’un gisant de Saint-Denis, si ce n’est le symbole du trésor national ?

Les bronzes de la Couronne (au même titre que les joyaux de la Couronne), sont d’autres objet patrimoniaux, œuvres d’art autant qu’attributs de l’Etat et de sa continuité. Aussi, la reconstitution de cet ensemble fameux est-il un enjeu patrimonial de première importance. Les collections publiques françaises en conservent à ce jour environ 160 pièces sur les 335 numéros de l’Inventaire de Louis XIV. Deux de ces bronzes viennent logiquement de se voir refuser leur certificat de libre circulation et, par conséquent, reconnaître le statut de trésor national, sur un avis de la Commission consultative du 5 novembre 2014. Une Vénus Pudique (N°318 de l’inventaire de Louis XIV), attribuée à l’atelier de Pietro Tacca et Francesco Susini, provenant de la collection du Grand Dauphin et une figure de Mars (N°283) issue de la série des Dieux et Déesses de Michel Anguier, provenant de la collection offerte par André Le Nôtre au roi Louis XIV en 1693, collection dont la qualité et le prestige étaient tels que le roi décida d’en exposer les pièces dans la petite Galerie de son Appartement au château de Versailles. L’Etat dispose à présent de trente mois pour réunir la somme nécessaire à ces acquisitions.

Ill. 6. Double tête d’après la Junon Cesi
Fondue sous la direction du Primatice
pour le château de Fontainebleau, 1541
Bronze - H. 56 cm
Los Angeles, J. Paul Getty Museum
Ill. 7. Pietro Tacca (1577-1640)
L’Antinoüs du Belvédère, vers 1630. N°4 des bronzes de la Couronne
Bronze - H. 65 cm
Los Angeles, J. Paul Getty Museum

Cependant, que dire de la cohérence de cette politique alors même, qu’en juillet dernier, une pièce emblématique de cette collection, l’Antinoüs (N° 4 des bronzes de la Couronne) acquis par Louis XIV à la succession de Louis Cauchon d’Hesselin a quitté le territoire pour rejoindre le J. Paul Getty Museum de Los Angeles à la faveur d’une vente privée opérée par Sotheby’s (illustration 7). Cette pièce avait été exposée en 1999 au Musée du Louvre lors de l’exposition consacrée aux Bronzes de la Couronne et constitue sans aucun doute par la qualité de la ciselure et la finesse des détails une des plus belles fontes de ce modèle.

Que dire aussi et surtout de la fameuse Double Tête de Junon, oeuvre originale du Primatice fondue pour le château de Fontainebleau à la demande de François Ier (illustration 6), passée en vente en 2010 lors de la Vente Yves Saint Laurent-Pierre Bergé, acquise par la Galerie Kugel et qui a rejoint les collections du même J. Paul Getty Museum en 2011 ?

Jeudi 11 décembre, à New York, chez Christie’s, le Rijksmuseum d’Amsterdam a, lui, montré l’exemple en acquérant un bronze exceptionnel du sculpteur maniériste flamand Adriaen De Vries dont aucune œuvre n’était encore conservée dans le pays pour 22,5 millions d’euros grâce à un important système de financements croisés qui avait déjà permis, en juin 2013, d’acquérir pour 7,3 millions d’euros à Cheverny le somptueux coffre en laque du Japon du Cardinal Mazarin (illustration 8). La culture est une question de priorités.

Ill. 8. Coffre du cardinal Mazarin. Laque du Japon. Cheverny, étude Rouillac, le 9 juin 2013. Amsterdam, Rijksmuseum

Olympia Brion