Comment la Loi ELAN bâillonne les associations patrimoniales et environnementales

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Nous savons que la future loi ELAN s’attaque notamment à la protection du littoral et aux pouvoirs des ABF dans le but de dynamiser la construction (voir ici et ici). On ignore en revanche souvent que ce texte porte, dans son article 24, de très techniques mais importantes limitations au droit d’ester en justice, visant particulièrement les associations de protection du patrimoine et de l’environnement.

• Création en 2006 du dispositif limitant l’action des associations en justice

La loi n°2006-872 du 13 juillet 2006 portant engagement national pour le logement (que nous analysions ici) a introduit dans le code de l’urbanisme un article L. 600-1-1. Celui-ci disposait qu’« une association n’est recevable à agir contre une décision relative à l’occupation ou l’utilisation des sols que si le dépôt des statuts de l’association en préfecture est intervenu antérieurement à l’affichage en mairie de la demande du pétitionnaire » (voir ici). En d’autres termes, une association ne peut agir en justice contre un projet de construction que si elle a été déclarée avant l’annonce d’un projet immobilier...

Issu d’un amendement, cet article fut présenté par son concepteur comme une solution d’attente peu satisfaisante puisqu’il est « extraordinairement difficile de distinguer les associations entre elles » même s’il « faudrait autant que possible trouver des solutions pour y parvenir  », le texte « risquant d’être perçu comme liberticide » (Sénat, séance du 6 avril 2006, article additionnel après l’article 3 sexies). Parmi les alternatives évoquées, se trouvait celle de considérer « les transactions financières entre une association et un promoteur nulles d’ordre public  » (Sénat, séance du 6 avril 2006, article additionnel après l’article 3 sexies).

Cette solution ayant été retenue par le présent projet de loi, et même étendue aux recours gracieux (article 24, III, 8°), l’irrecevabilité des associations déclarées avant l’affichage des demandes d’urbanisme devenait sans objet. Nous avons ainsi logiquement proposé au parlement d’abroger l’article L. 600-1-1 du code de l’urbanisme (voir notre proposition d’amendement n°8)

• Extension du dispositif aux associations créées moins d’un an avant le projet

Notre amendement n’allait pas prospérer, les buts de la loi ELAN étant bien différents. Comme l’explique son Étude d’impact, sans une once d’analyse critique, « La fédération des promoteurs immobiliers soutient que près de 30 000 logements sont aujourd’hui bloqués pour motif de recours abusifs » Voir ici, p. 154

Pire, un amendement du Sénat allait durci ces dispositions. Un amendement N° COM-229, déposé par le sénateur Marc-Philippe Daubresse (LR "constructif") au nom de la commission des lois, prévoit en effet qu’une association n’est recevable à agir contre un projet que lorsque ses statuts ont été déposés en préfecture « au moins un an avant » l’affichage en mairie de la demande du permis, et non plus seulement « antérieurement » (voir ici). Le sénateur, désirant « aller plus loin dans la lutte contre les recours abusifs » (voir ici), explique que « Les projets d’urbanisme ne naissent pas à la date de l’affichage en mairie mais, souvent, bien longtemps avant  », sans pour autant justifier cette mesure sur le fond. En effet, pourquoi ne pas admettre qu’une association puisse être créée pour lutter contre un projet, d’autant qu’il lui est désormais impossible de monnayer son désistement (ce qui est très bien)... En outre, toujours selon l’exposé des motifs, «  imposer un délai minimum d’existence à l’association avant de l’autoriser à déposer un recours ne porte pas une atteinte substantielle à ses droits ». Pourtant, qu’est-ce qu’une association de défense de l’environnement ou du patrimoine privée de sa capacité d’agir en justice ? Cette disposition va entraîner un report de certains dossiers vers des associations plus anciennes au ressort régional ou national. Ces dernières seront cependant intimidées par un autre moyen.

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• Intimider les associations en créant un risque financier sur les procès perdus

Une ordonnance du 18 juillet 2013 a introduit dans le code de l’urbanisme un article L. 600-7 permettant au titulaire d’un permis de « demander, par un mémoire distinct, au juge administratif de condamner l’auteur du recours à lui allouer des dommages et intérêts  ». Afin de ne pas créer une intimidation dissuasive pour les associations, le texte prévoyait une présomption de recours non abusif pour celles « régulièrement déclarées et ayant pour objet principal la protection de l’environnement » (voir ici). Si la présomption était réfragable, elle constituait cependant un signal fort adressé aux associations et aux juges.

Le projet de loi ELAN assouplit, d’une part, les conditions d’appréciation des recours abusifs (en permettant une condamnation en cas de simple « préjudice  » et non plus seulement en cas de « préjudice excessif ») et réduit, d’autre part, la présomption de recours "non abusif" aux rares « associations de protection de l’environnement agréées en application de l’article L. 141-1 du code de l’environnement  » (agrément dont bénéficie Sites & Monuments). Mais cela était, semble-t-il, insuffisant, puisqu’un amendement N° COM-230, toujours déposé par le sénateur Marc-Philippe Daubresse, supprime purement et simplement toute présomption au bénéfice des associations.

Pourtant, comme l’explique le professeur Bouyssou, les associations ont un rôle important dans la fabrication du droit : « le recours associatif transforme le rôle du juge, qui n’est plus dans sa position traditionnelle d’arbitre entre l’intérêt général et les intérêts privés, mais qui doit choisir entre deux rationalités d’aménagement, entre deux conceptions de l’intérêt général, celle que propose l’administration, et celle qu’oppose l’association. Les associations – même lorsqu’elles agissent contre l’administration – se révèlent de précieux auxiliaires du principe de la légalité dans le contentieux de l’urbanisme » (« Le rôle des associations en matière d’urbanisme », AJDA, 1980). 

Il faut ajouter à ces dispositions hostiles aux associations de nombreuses autres, visant à complexifier les recours ou à en limiter les effets. Parmi elles, on note : la neutralisation des effets de l’annulation des documents d’urbanisme sur les permis délivrés ; l’extension du champ des restrictions de l’intérêt pour agir ; l’extension des possibilités d’annulation partielles et de régularisation des permis contestés ; l’obligation d’agir au sein de la même instance contre les autorisations modificatives ou de régularisation des permis...

En définitive, la loi ELAN et les amendements votés par la majorité présidentielle montrent une porosité inédite de la loi aux lobbys, ceux du BTP et de l’éolien étant particulièrement avantagés par les mesures décrites ci-dessus.

• Des dispositions constitutionnelles ?

Comme l’explique Julien Denormandie, Secrétaire d’Etat auprès du ministre de la Cohésion des territoires, « L’article 24 est extrêmement important, car il a pour objet de lutter contre les recours abusifs [...]. Le projet de loi comporte beaucoup de dispositions à cet égard. Nous avons vraiment essayé d’aller le plus loin possible  » (voir ici). Le projet de loi - enrichi notamment de l’amendement sénatorial imposant une année d’ancienneté aux associations pour agir en justice - est-il pour autant conforme à la constitution, notamment au regard du droit au recours effectif, du principe d’égalité ou de liberté d’association ?

C’est une question que nous incitons les députés et sénateurs à poser au conseil constitutionnel, au moyen de l’argumentaire ci-dessous, notamment via le collectif Ambition Logement. A défaut, elle pourra être soulevée à l’occasion d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC).

Julien Lacaze, vice-président de Sites & Monuments

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Inconstitutionnalité de l’article 80 al. 6 de la loi portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique

Article 80 […] IV. - Le livre VI du code de l’urbanisme est ainsi modifié : 1° - À l’article L. 600-1-1, les mots : « antérieurement à » sont remplacés par les mots : « au moins un an avant »

Inconstitutionnalité de l’article 80 IV 1° comme contraire au droit à un recours effectif, au principe d’égalité et au principe de liberté d’association

- Une disposition contraire au principe constitutionnel du droit à un recours effectif

La loi n°2006-872 du 13 juillet 2006 portant engagement national pour le logement a introduit dans le code de l’urbanisme un article L. 600-1-1. Celui-ci dispose qu’« une association n’est recevable à agir contre une décision relative à l’occupation ou l’utilisation des sols que si le dépôt des statuts de l’association en préfecture est intervenu antérieurement à l’affichage en mairie de la demande du pétitionnaire ». Par l’effet de la présente loi, les mots « antérieurement à » sont remplacés par les mots : « au moins un an avant ».

Le texte primitif de l’article L. 600-1-1, résultant d’un amendement adopté contre l’avis du Gouvernement, fut présenté par ses concepteurs comme une solution d’attente peu satisfaisante puisqu’il est « extraordinairement difficile de distinguer les associations entre elles » et qu’« il faudrait autant que possible trouver des solutions pour y parvenir  », le texte « risquant d’être perçu comme liberticide » (Sénat, séance du 6 avril 2006, article additionnel après l’article 3 sexies). Parmi les alternatives évoquées se trouvait celle de considérer que « les transactions financières entre une association et un promoteur sont nulles d’ordre public  » (Sénat, séance du 6 avril 2006, article additionnel après l’article 3 sexies).

Cette solution ayant été retenue par le présent projet de loi et même étendue aux recours gracieux (article 80, IV, 9°), l’irrecevabilité des associations déclarées moins d’un an avant l’affichage des demandes d’urbanisme serait une atteinte injustifiée au droit à un recours effectif des associations.

Le conseil constitutionnel avait en outre admis cette limitation en 2011 en considérant qu’il n’était « porté aucune atteinte au droit au recours [des] membres » des associations, qui pouvaient toujours agir individuellement (décision n°2011-138, QPC du 17 juin 2011). Or, l’ordonnance n°2013-638 du 18 juillet 2013, a introduit un nouvel article L. 600-1-2 dans le code de l’urbanisme. Celui-ci limite désormais l’intérêt à agir des particuliers aux travaux « de nature à affecter directement les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance du bien ». Cette disposition a été encore durcie par la présente loi. Elle étend en effet cette condition à l’intégralité des décisions relatives à l’utilisation ou à l’occupation des sols (et non plus seulement aux permis de construire, de démolir ou d’aménager) et ne prend plus en considération les nuisances de chantier pour l’appréciation de l’intérêt à agir (article 80, IV, 2°), tandis que les conditions de reconnaissance des recours abusifs seraient parallèlement assouplies, même à l’encontre des associations agréées pour la protection de l’environnement (article 80, IV, 8°).

Dans ce nouveau contexte législatif, le principe constitutionnel du droit à un recours effectif n’est plus suffisamment garanti.

- Une disposition contraire au principe constitutionnel d’égalité

Le Conseil Constitutionnel considère que « le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit ». Or, la rupture d’égalité entre les associations et les autres personnes morales (qui peuvent ester en justice quelque soit l’époque de leur constitution) ou les personnes physiques ne satisfait pas à ces conditions.

En effet, la constitution d’une association pour ester en justice répond pleinement aux objectifs de la loi de « sécuriser les opérations de construction en luttant contre les recours abusifs » (exposé des motifs). La création d’une association est ainsi la meilleure garantie contre les recours abusif ou l’exercice des « chantages » évoqués dans le cadre de l’examen de la loi. Le nombre des membres nécessaires à la constitution d’une association est en effet un premier obstacle aux abus et leur déclaration en préfecture un second. La création d’une association permet, en outre, en mutualisant les recours, de diminuer leur nombre et de s’assurer, par ce cadre institutionnel, qu’ils s’exercent dans un but d’intérêt général.

Dès 1980, le professeur Bouyssou insistait ainsi sur l’importance des recours associatifs dans le contentieux administratif de l’annulation et remarquait que « le recours associatif transforme le rôle du juge, qui n’est plus dans sa position traditionnelle d’arbitre entre l’intérêt général et les intérêts privés, mais qui doit choisir entre deux rationalités d’aménagement, entre deux conceptions de l’intérêt général, celle que propose l’administration, et celle qu’oppose l’association ». Il concluait son article en soulignant, qu’en définitive, « les associations – même lorsqu’elles agissent contre l’administration – se révèlent de précieux auxiliaires du principe de la légalité dans le contentieux de l’urbanisme » (« Le rôle des associations en matière d’urbanisme », AJDA, 1980, p. 149). Leur action est d’autant plus nécessaire aujourd’hui avec le retrait constaté de l’action de la puissance publique dans ces domaines.

Au delà du caractère discriminatoire d’une telle mesure pour les associations, on constate ainsi une absence de lien direct entre la différenciation de traitement opérée par la loi et l’objectif qu’elle poursuit.

- Une disposition contraire au principe constitutionnel de liberté d’association

Dans son commentaire attaché à la décision n°2011-138 QPC du 17 juin 2011, le conseil constitutionnel admettait déjà que « L’article L 600-1-1 du code de l’urbanisme ôte beaucoup d’intérêt à la constitution d’associations ad hoc dans le domaine du contentieux des décisions individuelles d’occupation ou d’utilisation des sols, il vient certainement contrecarrer des stratégies contentieuses  ». En exigeant non plus une constitution simplement antérieure, mais antérieure d’un an à l’affichage en mairie de la demande du pétitionnaire, la loi priverait arbitrairement d’un attribut essentiel, celui de pouvoir ester en justice, des associations de défense de l’environnement ou du patrimoine qui ne seraient à l’origine nullement constituées en vue d’une action en justice déterminée.

Par ailleurs, la loi compromet l’action des anciennes associations de protection de l’environnement et du patrimoine, qui ne suffisent plus, depuis la création de l’article L. 600-1-1 du code de l’urbanisme, à absorber les contentieux dans ces matières. Le nouveau texte supprime en effet purement et simplement la présomption de « comportement non abusif » nécessaire à ces associations en raison de leur équilibre financier précaire (article 80, IV, 8°).

La loi fragiliserait, en définitive, l’institutionnalisation et le traitement judiciaire des contestations environnementales et patrimoniales, à une époque où les « zones à défendre » (ZAD) se multiplient.