La maison de l’Iran (1961-1969) de la Cite internationale universitaire de Paris : une oeuvre d’art totale menacée

Nouvel exemple de l’indifférence de notre pays au sort des ensembles mobiliers, la Chancellerie des Universités s’apprête à vendre, le 19 novembre 2019 chez Artcurial à Paris, une pièce unique de Jean Royère (1902-1981) conçue pour la maison de l’Iran (1961-1969) de la Cité internationale universitaire, intégralement inscrite au titre des monuments historiques en 2008 (voir ici) (sans protection de son mobilier), exceptionnelle création du XXe siècle parfaitement documentée (voir ici). Il s’agirait, selon The Art Newspaper France, de créer un « prix d’excellence en art plastique  » portant le nom de Jean Royère ! Sites & Monuments adresse une lettre aux ministres de l’Enseignement supérieur et de la Culture demandant l’annulation de cette vente et une mission d’inspection sur le sort du mobilier de la Cité internationale universitaire. Nous republions à cette occasion la notice consacrée en 2017 à la Maison de l’Iran par Brigitte Blanc, mise à jour par son auteur.
JL

Maison de l’Iran en cours de construction. Coll. Association L’Oblique

Basée sur un concept révolutionnaire, celui de la suspension, qui lui confère un caractère d’unicum, la Fondation Avicenne, ex-Maison de l’Iran, se signale aussi par la qualité de ses aménagements intérieurs. Espaces communs et appartement du directeur offrent un ensemble emblématique du travail de Jean Royère, alliant couleurs vives et matériaux variés.

Maison de l’Iran, projets pour le hall d’entrée, par Jean Royère, aquarelles, s. d. (musée des Arts décoratifs)

Création de la Maison de l’Iran

En 1957, dans l’ordre de priorité des pays candidats à la Cité universitaire, le ministère des Affaires étrangères donne l’avantage à l’Iran, après avoir privilégié la Yougoslavie et la Turquie : des contacts pris avec l’université de Téhéran, il résulte que « la position de la France y est encore très forte », grâce notamment à son programme de bourses d’études, œuvre que les anciens étudiants iraniens des facultés parisiennes demandent instamment à voir pérenniser. Dans le secteur économique, les entreprises hexagonales ont en Iran « un champ d’action qui se développe », et leurs techniciens, fort nombreux, y intensifient l’influence française. Téhéran, de son côté, sous la férule du Shah qui se lance dans une politique d’ouverture à l’international, voit dans une présence à la Cité un geste symbolique fort, appuyé par l’impératrice Farah Diba, ancienne résidente du Collège néerlandais. L’acte de donation pour une maison de cent chambres est signé en juin 1959, mais de nombreuses complications administratives et financières – les capitaux ne sont débloqués qu’en 1965 – retardent l’ouverture du chantier, après la pose de la première pierre à l’automne 1961. La Maison de l’Iran, dernier édifice construit à la Cité universitaire avant la nouvelle phase de développement actuelle, n’ouvre ses portes que huit ans plus tard, à la rentrée d’octobre 1969. Avec celles de l’Inde et du Brésil, sa réalisation témoigne d’une stratégie d’internationalisation diversifiée de la part de l’université parisienne. Celle-ci vise à renforcer des liens historiques et culturels forts, mais aussi à exercer une attraction sur les nouvelles élites internationales, au-delà de sa sphère de rayonnement traditionnel.

Thierry Mestayer, The Art Newspaper France, 22 octobre 2019

La Maison de l’Iran : suspension et « vide articulé »

Bâtiment d’avant-garde par la radicalité de son parti, la Maison de l’Iran transpose en termes architecturaux la volonté de modernité d’un pays qui s’aligne sur le modèle occidental grâce aux ressources tirées de l’exploitation pétrolière. C’est aussi un projet qui connaît de nombreuses modifications pour s’adapter à une série de contraintes induisant à la fois le principe constructif et l’extrême simplicité formelle du bâtiment final.

La première version, achevée par Moshen Foroughi dès mai 1959, propose une architecture de type Bauhaus, clairement dépourvue de la connotation régionale, sous forme d’« incrustations de motifs perses », évoquée ultérieurement par Claude Parent. Elle associe un rez-de-chaussée abritant les fonctions collectives à un immeuble de six niveaux à toit-terrasse et double exposition. Les réserves exprimées par la Fondation nationale, à la réception du projet, portent principalement sur les dimensions et l’orientation du bâtiment, peu adapté à son environnement immédiat. Les mêmes critiques sont formulées en février 1960 à l’égard du deuxième projet, élaboré conjointement par Foroughi et Heydar Ghiaï (qui le remanient plusieurs fois). Les chambres d’étudiants se concentrent dans un immeuble de six ou sept étages[1] (selon les versions) suspendus à une structure métallique de neuf ou dix portiques relayés à chaque niveau par des poutres transversales. L’escalier en vis est logé dans une cage transparente accrochée à la façade arrière. Désapprouvant le mode constructif, plus coûteux que le béton armé, et les larges baies vitrées à loggias, « cause de plus-value importante »[2], les autorités administratives constatent que les architectes iraniens n’ont pas tenu compte des croquis établis par Ernest Dévouassoud[3] à leur demande, pour « orienter les études vers une conception nouvelle » : le bâtiment, d’une longueur au sol de 63 m, ne répond toujours pas aux impératifs d’implantation imposés par le terrain qui lui est réservé entre les maisons de l’Allemagne et des Arts et Métiers. Il s’agit en effet d’une parcelle étroite, disposée perpendiculairement au boulevard périphérique, à sa soudure avec l’autoroute du Sud, et donc très exposée aux nuisances sonores. De plus, le sous-sol est instable, car creusé d’anciennes carrières exploitées sur deux étages. Confrontés au refus de la Fondation nationale, Foroughi et Ghiaï chargent alors André Bloc et Claude Parent de poursuivre la réalisation de leur projet architectural. Les deux Français redéfinissent le parti d’ensemble en tenant compte des contraintes liées au terrain. Ils conservent cependant le principe structurel du second projet iranien : c’est un immeuble simplifié, haut de 38 m, tenu par six portiques métalliques et orienté nord-sud, qui fait l’objet d’une demande d’accord préalable à la préfecture de la Seine le 17 novembre 1960[4]. La solution verticale permet de loger 104 chambres sur huit niveaux de 13 travées chacun, selon un plan de type mono-orienté qui diminue l’impact de la circulation automobile. Le bâtiment bas, en deux parties, vient se glisser partiellement entre les portiques. L’ensemble affiche désormais une nette ressemblance avec le projet définitif, celui que Claude Parent décrit dans la demande de permis de construire déposée le 15 mai 1961 et qu’il met en œuvre cinq ans plus tard. La recherche d’un effet plastique autant que d’une meilleure adaptation au site est à l’origine de cette quatrième et dernière version. Elle doit beaucoup à la maison expérimentale du Cap d’Antibes, à structure métallique, qu’André Bloc et Parent conçoivent au même moment.

Maison de l’Iran (1961-1969) en cours d’achèvement.

Le changement le plus significatif a trait à la réduction du nombre des points porteurs, qui passent de douze à six[5] : pour limiter au maximum les fondations, les architectes font descendre toutes les charges du bâtiment par trois portiques d’acier, reposant chacun sur un groupe de deux puits profonds de 22 m. Des lisses longitudinales les relient au niveau du toit et à mi-hauteur. Traitée en caissons de tôle soudée de forte section (1, 50 m x 0, 80 m), cette ossature principale « refuse l’aspect, quelquefois grêle, du métal : c’est dans l’affirmation de son tracé », explique Claude Parent, « que réside le parti esthétique du projet »[6], indissociable de son parti technique : la structure massive des portiques permet de suspendre les étages par groupes de quatre, en deux blocs habitables séparés par un « vide structurant ». Semblable à celui de la maison André Bloc et prévu pour l’appartement du directeur, en retrait par rapport à l’alignement des façades, ce « vide articulé » reflète « l’esprit de suspension » du bâtiment [7] ». Si l’idée, présente dès le second projet de Foroughi et Ghiaï, a été explorée de façon théorique par Paul Nelson dans sa « Maison suspendue » (1936), et mise en œuvre à petite échelle au Crown Hall de l’Illinois Institute of Technology (Mies Van der Rohe 1952-1956)[8] puis dans la villa du Cap d’Antibes par Claude Parent lui-même, l’architecte donne ici à la suspension une tout autre dimension architectonique qui fait de la Fondation iranienne un bâtiment sans équivalent. La nature du terrain et l’importance du programme (100 chambres) dictent aussi le choix d’une construction en hauteur (38 m). Jugée excessive par la Fondation nationale (car dépassant de 13 m l’édifice le plus élevé de la Cité), elle est rendue nécessaire par la mono-orientation des logements et des trois façades aveugles, conçue comme un rempart aux nuisances acoustiques. Les chambres, ouvertes à l’est sur des loggias, sont protégées sur l’autre face par la double épaisseur du couloir et des cabinets de toilette. Les pignons et la façade ouest, la plus exposée au bruit, sont complètement opaques, revêtus de panneaux d’amiante-ciment blancs. C’est sur ce côté aveugle que prend place un sculptural escalier extérieur, dérivé de celui d’Antibes, dont la spirale métallique noire fait contrepoint avec la blancheur des façades. Ses courbes « baroques » dynamisent le bâtiment et introduisent une dimension critique dans le travail des architectes, comme l’exprime Claude Parent : « partant d’une architecture rigoureuse à la Mies Van der Rohe, nous y apportions, Bloc et moi, une violente contradiction par les deux volutes inversées de l’escalier extérieur »[9] accroché très à l’écart du volume.

Maison de l’Iran, projets pour l’appartement du directeur, par Jean Royère, aquarelles, s. d. (musée des Arts décoratifs). La suspension mise en vente par la Chancellerie des Universités y est fidèlement représentée.

Les espaces communs, réunis dans deux constructions de plain-pied qui se glissent en partie sous le bâtiment principal, sont meublés par Jean Royère, habitué des commandes iraniennes : ami de Foroughi qui l’a introduit à la cour, le décorateur réaménage les appartements privés de la famille impériale, au palais du Golesthan, avant de travailler avec André Bloc à la décoration intérieure du Sénat. A sa production personnelle, telle la grande suspension à structure en fer forgé laqué noir et abat-jours parchemin, Royère ajoute des éléments conçus par d’autres designers, notamment Charles Eames (chaises Wire et table à plateau de marbre destinées, comme le luminaire, à la salle à manger du directeur). Celle-ci présente un agencement caractéristique des recherches contemporaines : au centre du séjour éclairé de larges baies côté parc, une différence de niveau, créée par quelques marches, rappelle le système du salon en creux assez répandu depuis le début des années 1960. 

Suspension de Jean Royère (1958) pour le séjour du directeur de la maison de l’Iran. Pièce unique devant être vendue par la Chancellerie des Universités le 19 novembre 2019 chez Artcurial. Photo Artcurial.

Répondant à deux contraintes topographiques - un sous-sol truffé de carrières et la proximité du boulevard périphérique - la conception générale de la Maison de l’Iran lui donne une qualité iconique, celle d’une « pièce architecturale parfaitement isolée, avec un statut patent d’œuvre d’art [10] ». La force du bâtiment réside dans son extraordinaire ossature métallique qui « exprimée, rejetée hors des volumes habitables, scande l’espace[11] », dans une adéquation totale entre partis esthétique et technique. Exception dans l’œuvre d’un architecte pour qui le béton est le seul matériau adapté à la théorie de l’oblique[12], la Maison de l’Iran joue un rôle de référence dans l’architecture métallique. Par la mise en œuvre de techniques de construction nouvelles interrogeant les possibilités de l’acier, elle marque un jalon important dans la concurrence qui fait rage durant l’après-guerre entre « bétonniers » et « métalliers ». Après l’abandon du mur porteur au profit de la façade libre, la suspension affranchit l’architecte des contraintes habituelles de la statique. Mais bien que réalisée de façon exemplaire au pavillon de l’Iran, l’idée ne réussit pas à s’imposer, par le double effet du choc pétrolier et du renforcement des normes sécuritaires qui entraînent un repli du métal dans l’architecture française.

Fermée depuis 2007 pour de graves motifs d’insécurité, après avoir accueilli des chercheurs et postdoctorants de toutes nationalités, l’ex-Maison de l’Iran fait aujourd’hui l’objet d’un projet de réhabilitation par la Régie immobilière de la ville de Paris.

Brigitte Blanc, conservateur en chef du patrimoine

Extrait mis à jour de La Cité internationale universitaire de Paris. De la cité-jardin à la cité-monde. Région Ile-de-France, Inventaire général du patrimoine culturel, éd. Lieux Dits, 2017, 392 p.

[1] Le dernier étage est occupé par l’appartement du directeur.
[2] AN, 20090013/1047, lettre du délégué général à l’ambassadeur de l’Iran à Paris, 3 février 1960.
[3]Premier collaborateur de Foroughi, son correspondant à Paris.
[4] 7 portiques au lieu de 6 apparaissent sur le plan masse. Les façades sont revêtues de plaques d’aluminium.
[5] Audrey Jeanroy, op. cit., p. 159. 
[6] Claude Parent, « La Maison de l’Iran », L’Architecture d’aujourd’hui, décembre1968, n° 141, p 47-49.
[7] Claude Parent, « La Maison de l’Iran », L’Architecture d’aujourd’hui, juin 1969, n° 144, p 65.
[8] La « Maison suspendue » est « portée par un double portique en acier et abrite un espace presque cubique dans lequel se projette une rampe hélicoïdale" (Cohen, op. cit., p. 243). La boîte en verre du Crown Hall, d’un seul niveau, est suspendue à des poutres en acier et surélevée du sol. Ce bâtiment a été reproduit à Gênes en 1959 par les architectes P. Bussat et J.-M. Lamunière.
[9] Claude Parent, « Une opinion », Réhabiliter les édifices métalliques emblématiques du XXe siècle, L’œil d’or, 2008, p. 96.
[10] DRAC Ile-de-France, dossier de protection de la Maison de l’Iran, « note au directeur de l’architecture et du patrimoine sur la réhabilitation de la Fondation Avicenne », par Francis Chassel, chef de l’inspection générale de l’architecture et du patrimoine, 14 février 2007.
[11]Claude Parent, « La Maison de l’Iran », L’Architecture d’aujourd’hui, décembre1968, op. cit.
[12] Sabine Delanes, « La Maison de l’Iran à la Cité universitaire », mémoire de maîtrise sous la direction de Gérard Monnier, Université de Paris 1, 1996, p. 71.