Les Fantômes de Landowski (Aisne) toujours sous la menace des éoliennes

Mise à jour du 19 novembre 2021.
Épilogue d’un combat de longue haleine, débuté en 2013, pour la défense du paysage soissonnais, de ses sites historiques et de ses monuments : le Conseil d’État rejette les deux pourvois en cassation du promoteur éolien MSE Les Dunes, concernant son projet de six éoliennes sur la commune de Grand-Rozoy. Cette décision met définitivement fin à ce projet éolien.

La France, marchant dans la plaine, en avant du monument des Fantômes

Le 16 novembre 2019
Le monument des Fantômes de Landowski, aussi connu sous le nom de Monument national de la seconde bataille de la Marne, se dresse sur la commune d’Oulchy le Château, dans le sud du département de l’Aisne, au bord du chemin communal reliant le village de Beugneux au hameau de Wallée.

Historique du site

Dès 1919, l’Etat français commande au sculpteur Paul Landowski un projet de monument qui devra commémorer la victoire de 1918 et surtout le prix payé par les centaines de milliers de soldats qui ont donnés leur vie dans ce combat. Le modèle en plâtre, dénommé dans un premier temps « Les Morts » est primé en 1924 mais le site d’implantation n’est pas encore choisi.

Ce n’est qu’en 1928 que le financement est bouclé, et que la construction du monument des « Fantômes » peut commencer, sur le site de la Butte Chalmont dans l’Aisne (commune d’Oulchy le Château). C’est probablement le maréchal Foch qui a suggéré ce site, belvédère permettant d’observer sur des dizaines de kilomètres le champ de bataille de la 2de bataille de la Marne, qui s’est déroulée en juillet 1918 et a permis de mettre fin au conflit.

Les Fantômes de Landowski

Les 8 figures de granit, de 8 m de hauteur, sont ainsi décrites par Paul Landowski : « J’ai tout simplement aligné côte à côte, comme ils l’étaient dans leur vie de soldat, comme ils le sont maintenant dans les fosses où ils dorment, les morts. Ils se redressent. Autour de ces grands spectres, la terre s’entrouvre. Ils réapparaissent debout, un peu incertains, les yeux clos. C’est tout ».

On reconnaît dans le groupe sculpté un soldat de chaque corps d’armée : le sapeur, le mitrailleur, le grenadier, le colonial, le fantassin, l’aviateur, la jeune recrue. Au-dessus d’eux surgit un jeune homme nu, symbole de l’espoir terrassé.

Le monument est classé au titre des monuments historique dès 1934 (voir ici), avant même son inauguration en 1935 par le Président de la République Albert Lebrun.

Dans son discours d’inauguration, le Président Lebrun insista déjà sur l’ensemble que formait le monument et le paysage : «  Que ce monument dû au ciseau puissant et à l’imagination compréhensive d’un grand artiste, le maître Landowski, fixe à jamais ce moment de notre histoire où s’opéra le redressement du pays ! Que, sur le bord de ce chemin champêtre qui va de Beugneux à Wallée, la France, armée de son seul bouclier, monte une garde apaisée et calme, tandis que là-haut, sur le sommet de la colline d’où la vue n’embrase plus en un large horizon que des champs fertiles et des hameaux tranquilles, les fantômes de nos enfants se dressent hors de leur tombeau, alignés comme pour une suprême revue, et qu’ils cherchent intensément de leurs yeux qui ne voient plus les promesses de l’avenir de bonheur pour lequel ils se sont immolés !  »

Dès la conception du monument, Paul Landowski avait souligné, comme on peut le lire dans cet extrait de son journal, que les paysages environnants, qui portent la mémoire des soldats tombés au front, faisaient partie intégrante du monument :
«  J’ai trouvé la définitive présentation des Fantômes […] défoncer la colline, l’ouvrir comme une tranchée dont jailliraient les morts dressés […] des Fantômes à la route, des paliers, autant que les années de guerre. Et au bord de la route, marchant dans la plaine, une grande figure de La France en marche. Le paysage et la sculpture intimement mêlées, la vraie architecture du monument étant le paysage.  »

De même le Général de Gaulle, qui choisit ce lieu pour commémorer le 50e anniversaire de la victoire de 1918, y prononça les mots suivants :
«  Le panorama que l’on découvre du sommet de la Butte Chalmont est un panorama sacralisé par le sang et la sueur des milliers de combattants qui sont tombés sur la rive nord de l’Ourcq. Cet effort suprême des Alliés a fait perdre aux Allemands le verrou sud de Soissons et a rendu impossible pour eux de garder une tête de pont au sud de la Vesle.  »

Face aux Fantômes et à la France, la plaine où se déroulèrent les combats de juillet 1918.

Classements et protections

En 2013, à l’initiative du Ministère de l’écologie, du développement durable et de l’énergie, un dossier de classement d’un vaste périmètre autour du monument des Fantômes de Landowski est proposé à l’enquête publique, dans le cadre de la loi de 1930 sur les sites. Ressenti comme trop contraignant par les communes concernées, le projet n’a pas abouti en l’état mais un nouveau classement avec un périmètre plus restreint est à l’étude. Ceci montre la volonté de l’Etat de protéger ce haut lieu de mémoire. Déjà, lors de cette enquête publique, le commissaire enquêteur avait affirmé l’incompatibilité d’un éventuel parc éolien avec le site des Fantômes : 

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Périmètre de classement au titre de la loi de 1930, proposé en 2013.

Par ailleurs le monument des Fantômes de Landowski figure dans la liste des sites de mémoire présenté à l’UNESCO dans le cadre de la candidature des « Sites funéraires et mémoriels de la Première Guerre mondiale  » au Patrimoine Mondial. La notice décrivant le monument dans le dossier de candidature à l’UNESCO souligne elle aussi l’importance du paysage dans la signification du monument : «  Le site de la Butte Chalmont démontre une formidable intégrité dans son rapport qu’entretiennent la mémoire de la guerre et le paysage : la guerre a imprégné les paysages autour de la butte Chalmont et en retour, ces paysages sont devenus aujourd’hui fondamentaux pour comprendre leur histoire. »

Photos extraites de la notice de la candidature au classement UNESCO.

Au vu de l’importance de ce site et des paysages qui l’entourent, les rédacteurs du Schéma Régional Eolien de Picardie avait également jugé nécessaire d’exclure des zones favorables au développement de l’éolien industriel un périmètre suffisant autour du monument.

Les menaces

Tout ce qui précède n’a cependant pas empêché le promoteur éolien Maïa Eolis (aujourd’hui Engie Green) et sa filiale MSE les Dunes, soutenu par le maire de la commune de Grand-Rozoy, de déposer en 2013 un projet de 10 éoliennes de 126 m de haut en bout de pâles, entièrement situé dans le périmètre de protection de la Butte Chalmont décrit dans le Schéma Régional Eolien, dans la zone pressentie comme « périmètre inscrit » dans le projet de classement du site au titre de la loi de 1930 et également situé sur le site même de la bataille de la Marne (nos soldats se sont battus durant 5 jours, fin juillet 1918, pour reprendre Grand-Rozoy à l’ennemi).

L’enquête publique pour ce projet a eu lieu en janvier 2015. De nombreux habitants de la région et plusieurs associations de défenses du patrimoine et des sites de mémoire se sont mobilisé lors de l’enquête publique pour défendre le site de la Butte Chalmont de toute pollution visuelle qui nuirait au recueillement et la solennité du site, d’autant plus que nous entrions dans la commémoration du centenaire de la Grande Guerre.

Le commissaire enquêteur a donné un avis défavorable au projet, un des principaux motifs étant le non-respect du SRE (Schéma régional éolien). Dans les conclusions du rapport, il précise au sujet de la Butte Chalmont : «  L’installation du parc éolien apparaît incompatible avec la demande en cours de classement du site, il faudra donc donner la priorité à l’un ou à l’autre des projets.  »

A la suite de cet avis, plutôt que d’attendre une décision préfectorale, le porteur de projet a préféré proposer un nouveau projet éolien réduit à 6 éoliennes, de façon à diminuer son impact sur le site de la Butte Chalmont. Sauf que les 4 éoliennes supprimées n’étaient pas les plus visibles du site des Fantômes, tout du moins 2 d’entre elles. Le Préfet de l’Aisne ordonna une nouvelle enquête publique dite « complémentaire » début 2017. A nouveau, la forte mobilisation, en particulier en faveur de la défense des sites historiques, des lieux de mémoires et des paysages des champs de bataille de juillet 1918, amena un deuxième commissaire enquêteur à donner un avis défavorable.

L’Architecte des Bâtiments de France, saisi par les services de l’Etat quelques mois plus tôt, en septembre 2016, émit lui aussi un avis défavorable dans un courrier très argumenté dont voici la conclusion :

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Cet avis, comme celui du commissaire enquêteur, s’est basé sur les photomontages fournis par le porteur de projet, qui n’a pas réussi à prouver que ses éoliennes seraient sans impact sur le site de la Butte Chalmont.

Les photomontages ci-après, difficilement contestables puisqu’ils sont issus de dossier de promoteurs éoliens, montrent bien que les éoliennes projetées à Grand-Rozoy seraient parfaitement visibles depuis le site de la Butte Chalmont, et qu’au moins 4 machines seraient en covisibilité avec le monument des Fantômes.

Il est important de préciser qu’à la date d’aujourd’hui (fin 2019), lorsque l’on monte à la Butte Chalmont, on ne voit aucune éolienne (même en allant derrière le monument des Fantômes, jusqu’à la clôture délimitant la partie accessible au public). De tous les projets éoliens actuellement à l’étude dans le secteur, le projet éolien de Grand-Rozoy est assurément le plus proche et le plus visible depuis la Butte Chalmont, et cela plus personne ne le conteste, comme le montre le photomontage ci-dessous issu de l’étude d’impact WPD pour le projet éolien de Chaudun. La centrale éolienne de Grand-Rozoy serait à seulement 3 km du monument, alors que les autres projets à l’étude sont respectivement à 5 km (Armentières-sur-Ourcq / Rocourt-Saint-Martin), 8 km (Montgru-Saint-Hilaire) et 10 km (Chouy) et seraient beaucoup moins visibles de cet endroit.

Extrait de l’étude d’impact WPD pour le projet éolien de Chaudun.

De plus MSE les Dunes s’obstine à minimiser l’impact du parc éolien de Grand-Rozoy depuis la Butte Chalmont, on le constate par exemple sur un de leur photomontage, où la vue depuis le monument est volontairement présentée sur 2 photos, alors que cela ne posait aucun problème de rassembler sur le même cliché le monument et les éoliennes visibles, comme on le voit ci-dessous (photomontage obtenu par fusion et recadrage sous Photoshop des 2 clichés de MSE les Dunes) :

Photomontage obtenu par fusion et recadrage sous Photoshop des 2 clichés de MSE les Dunes

Pendant encore 2 ans après la fin de la deuxième enquête publique, début 2017, nous avons attendu une décision du Préfet. Les commémorations du centenaire de la 2e bataille de la Marne se sont déroulées en juillet 2018, avec une magnifique soirée festive à la Butte Chalmont le 28 juillet, organisée par le Département de l’Aisne.

Ce n’est que le 8 mars 2019 qu’un projet d’arrêté préfectoral refusant l’autorisation d’exploiter un parc éolien sur la commune de Grand-Rozoy a été présenté à la Commission Départementale de la Nature, des Paysages et des Sites. Ce projet a été adopté à l’unanimité par la CDNPS ce qui mérite d’être souligné car c’est extrêmement rare concernant un projet éolien.

C’est donc en toute logique que le 27 juin 2019 Monsieur le Préfet de l’Aisne a pris un arrêté préfectoral refusant à la société MSE les Dunes l’autorisation d’exploiter un parc éolien sur la commune de Grand-Rozoy. En voici un extrait :

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On aurait pu s’arrêter là et consacrer notre énergie à combattre les autres projets éoliens menaçant le Soissonnais, ses sites de mémoires, ses châteaux médiévaux, ses villages et ses paysages. C’était sans compter sur l’acharnement du porteur de projet, qui non seulement a déposé un recours à la Cour Administrative d’Appel de Douai contre le refus d’autorisation d’exploiter le parc éolien, mais a aussi déposé un 2e recours contre le refus de permis de construire pris par le Préfet de l’Aisne en mars dernier (le projet datant de 2013 il bénéficie du double régime du permis de construire et de l’autorisation d’exploiter).

L’association A3PES (Association pour la Promotion et la Préservation des Paysages et de l’Environnement du Soissonnais) a donc décidé d’intervenir en défense auprès du Préfet sur ces 2 recours à la CAA de Douai, avec le soutien de plusieurs acteurs du territoire. Après bientôt 7 ans de combat il n’est pas envisageable d’abandonner !

Pour élargir un peu le propos, il faut préciser que le site de la Butte-Chalmont et ses Fantômes n’est hélas pas le seul lieu de mémoire du sud de l’Aisne menacé par l’implantation d’éoliennes industrielles : Le site de Chaudun dont on a déjà parlé dans un précédent article (voir ici), pour lequel le Préfet de l’Aisne a refusé un projet éolien, fait actuellement l’objet d’un recours par son promoteur ; les carrières de Confrécourt près de Vic-sur-Aisne, où les soldats français trouvèrent refuge à l’arrière du Front seront bientôt environnées de plusieurs parcs éoliens, sur les communes de Tartiers et de Selens entre autres… Même le Chemin des Dames, un peu plus au nord, ne sera bientôt plus épargné.

Pour les générations futures, pour ne pas oublier après ces années de commémoration du Centenaire, il est de notre devoir de préserver l’intégrité et la sérénité de ces lieux de mémoires et ne pas les livrer à la voracité des promoteurs éoliens.

Régine Le Courtois-Nivart, présidente de l’A3PES (Association pour la Promotion et la Préservation des Paysages et de l’Environnement du Soissonnais), association adhérente de Sites & Monuments

Avec la participation de Denis Rolland, président de la Société Historique de Soissons, et Jean-Luc Pamart, président de l’Association Soissonnais 14-18.