Le Monde.fr le 21 mai 2014, Alexandre Gady : « La bonne Samaritaine ? »

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Professeur d’histoire de l’art moderne à l’université Paris-Sorbonne, Alexandre Gady préside la Société pour la protection des paysages et de l’esthétique de la France (SPPEF), laquelle, en février 2013, a déposé, avec l’association SOS Paris et des riverains, deux requêtes pour faire annuler le projet LVMH de rénovation de La Samaritaine, à Paris. Ils ont obtenu gain de cause mardi 13 mai. Depuis, les réactions à cette décision se multiplient. Alexandre Gady s’en étonne. Pour lui, les questions sont ailleurs. Il les livre dans la lettre qu’il nous a fait parvenir.

L’annulation par le tribunal administratif de Paris, le 13 mai, du permis deconstruire du nouveau magasin de La Samaritaine rue de Rivoli, confié à l’agence Sanaa, a provoqué la surprise. Depuis huit jours, elle suscite un déchaînement de commentaires critiques contre ce jugement et contre les associations de citoyens qui ont porté les recours (la Société pour la protection des paysages et de l’esthétique de la France, reconnue d’utilité publique, et SOS Paris). Avec une outrance involontairement comique, ce cas particulier est devenu, comme toujours dans notre débat public, un enjeu métaphysique : l’arrêt du chantier va tuer la reprise économique naissante ; la France risque même d’entrer « en décadence » (lettre de Christian de Portzamparc au Monde.fr le 15 mai), tandis que l’architecture contemporaine, outragée, va se retirer de Paris, devenue une triste ville musée sans avenir, ni aucun chic international… Enfin, puisant aux meilleures sources du Café du commerce, certains rappellent qu’avec des histoires pareilles, on n’aurait pas bâti la tour Eiffel… Avec sa rhétorique de grosse-caisse, la contre-offensive du groupe LVMH, contrarié dans son projet commercial, masque évidemment les véritables questions que soulève cette affaire.

Question juridique, d’abord. Malgré la crise et la culture de la « simplification », la ville est un territoire où s’appliquent de nombreux droits, qui s’appliquent à tous. Ce constat induit également, pour les citoyens, un autre droit fondamental : celui de faire des recours, malgré des restrictions de plus en plus nombreuses depuis quelques années, source d’inquiétude pour le bon fonctionnement démocratique.

Question patrimoniale, ensuite. Peut-on détruire un îlot presque entier, au cœur de Paris, pour construire un bâtiment commercial privé, comme aux pires moments du pompidolisme immobilier ? Un îlot protégé par les lois sur le patrimoine (abords de monuments historiques) et sur les sites (site inscrit de Paris) ? Depuis trente ans, les grands alignements qui structurent Paris ont pourtant été maintenus coûte que coûte. Ici, la Ville et le ministère de la culture ont curieusement baissé la garde. Curieusement et maladroitement : l’avis de l’architecte des Bâtiments de France était si mal établi qu’il a dû être refait et qu’un permis modificatif a été délivré par la Ville deux jours avant une des audiences du tribunal...

Question de démocratie urbaine, encore. Ce qui se joue rue de Rivoli, comme à la fondation LVHM du Bois de Boulogne, c’est l’érection d’un édifice hors norme qui oblige à modifier le PLU [plan local d’urbanisme] sur mesure ; le maître d’ouvrage bénéficie ainsi de droits que d’autres citoyens ne sauraient obtenir. Cette rupture d’égalité vient rappeler que la ville n’est pas aisément un espace partagé : certains y exercent une forme d’arrogance immobilière et peuventdéguiser une densification sous un geste architectural qui focalise l’attention.

Question d’architecture, enfin, et enfin seulement. Le tribunal a pris acte du fait que, comme le voulait LVMH, le bâtiment projeté affichait une architecture de rupture, destinée à marquer le paysage pour faire événement et enseigne à la fois, ce qui est logique pour un magasin prenant place dans une zone commerciale déjà saturée. Or, le PLU voté par la Ville de Paris, qui soutient par ailleurs le projet avec conviction, dit le contraire. Ni pastiche ni rupture : l’article est clair, équilibré et c’est sur lui que les juges ont fondé l’annulation du permis. L’architecture contemporaine, qui n’est pas en cause ici dans son principe, n’est heureusement pas unique, mais diverse. Nous pensons qu’il faut effectivement privilégier une insertion réfléchie, soit une contrainte stimulante, dans une ville aux multiples mémoires, et que l’architecture-spectacle ne saurait faire une ville. Paris mérite mieux, La Samaritaine aussi.

Alexandre Gady, Président de la SPPEF

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