Les boiseries Art Nouveau de la pharmacie Jacques quitteront-elles Nancy ?

« Nancy, ton Patrimoine fout le camp ! » Tel était le titre de l’article paru dans l’Est Républicain le 17 avril dernier, au lendemain de la vente aux enchères des boiseries Ecole de Nancy de la pharmacie Jacques, un bâtiment bien connu des nancéiens, inscrit au titre de monuments historiques depuis 1977, édifié sur les plans de l’architecte Lucien Bentz (1866- ), associé au sculpteur Auguste Vautrin (1868-1921) (Illustration 1).

Ill. 1. Lucien Bentz (architecte), Auguste Vautrin (sculpture), pharmacie Jacques, 1904, inscrite au titre des monuments historiques par un arrêté du 15 juin 1977.

En effet, Nancy, renommée pour sa place Stanislas, classée au Patrimoine Mondial de l’Unesco, est également connue internationalement pour son style typique de la période Art Nouveau : l’Ecole de Nancy.

L’École de Nancy était une association créée le 13 février 1901 sous la présidence d’Emile Gallé. Elle regroupait des artisans d’art lorrains, des industriels, des botanistes et amateurs d’arts autour d’une volonté commune : celle de valoriser la Lorraine par son industrie d’art. Cette alliance s’appuya sur une recherche d’innovation stylistique poussée, dans la verrerie, la métallurgie, la menuiserie, l’ébénisterie, avec pour objectif de mettre le beau dans les mains de tous et ainsi faire entrer l’art dans les foyers. Elle résultait d’une véritable collaboration entre artisans d’art et industriels de tous métiers. Ainsi, les ateliers conjuguèrent la création de pièces uniques avec une production en série à destination du public le plus large possible. Ce style laissa son emprunte du plus modeste objet de la vie courante jusqu’au bâtiment industriel, en passant par tous les ornements intérieurs et pièces mobilières.

Ill. 2. Justin Ferez (1870-1920), intérieurs de la pharmacie Jacques à Nancy. Vers 1904.

Les deux guerres et, pire pour Nancy, les désastres des années 1950 à 1980, firent disparaître bien des créations de cette période, rapidement oubliée. Les nancéiens se souviendront du miracle du sauvetage de la brasserie « L’excelsior », grâce au courage d’une poignée de citoyens, dont Françoise Hervé, qui osèrent se dresser contre une municipalité qui voulait transformer Nancy en « petit Manhattan », rasant l’Hôtel particulier de Jean Lamour (un bulldozer aurait reculé « par mégarde »), et en acceptant que la tour Thiers soit visible depuis la place Stanislas (au mépris des règles d’urbanisme les plus élémentaires).

Aujourd’hui encore, c’est à une nouvelle génération de citoyens qu’il incombe de veiller face à cette tendance qu’a Nancy à se laisser défigurer par des projets urbains aussi destructeurs qu’incohérents et dépouiller de ses trésors, parfois avec la complicité passive de ses élus, des administrations régionales ou de l’Etat.

Ainsi, que dire de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Meurthe-et-Moselle, établie dans l’un des rares bâtiments institutionnels de cette époque, lorsqu’elle brade aux enchères son mobilier Majorelle ? Certes, le mobilier était de facture assez simple et il n’était pas classé. Celui-ci faisait tout de même partie de l’histoire des commerçants nancéiens.

Les façades Art Nouveau de Nancy sont aussi défigurées par l’enlèvement de garde-corps en fonte de Guimard, lestant des containers à destination de l’outre-Atlantique...

S’agissant de la pharmacie Jacques

Ill. 3. Justin Ferez (1870-1920), intérieurs de la pharmacie Jacques à Nancy. Vers 1904.

Construite en 1904, cette pharmacie fut agencée par un disciple du fameux ébéniste Eugène Vallin (1856-1922), Justin Ferez (1870-1920), qui créa ainsi un ensemble de boiseries unique, faisant écho aux décors sculptés par Auguste Vautrin (1868-1921) sur les façades, ornées d’un caducée naturaliste, et puisant, à l’instar du menuisier, dans le répertoire des plantes médicinales (clématites, pavots, colochiques...). Une fierté pour son propriétaire de l’époque, monsieur Victor Jacques, qui en fit faire de nombreux clichés et qui les publia (Illustration 2 et 3), décor dont les revues savantes soulignent aujourd’hui l’intérêt et la rareté.

Ainsi, lorsque la pharmacie fut vendue en 1970, l’ancien propriétaire, conscient de leur intérêt, déposa les boiseries. Les comptoirs, quant à eux, furent volés. Les décors de la pharmacie Jacques, considérés comme détruits (notamment par sa notice Wikipédia), étaient en réalité préservés dans un grenier... Ils furent mis en vente le 12 avril 2014 (Illustration 4 et 5).

Le nouveau propriétaire de la pharmacie, souhaitant les réinstaller, ne put malheureusement rivaliser contre les enchères d’un chef d’entreprise, bien connu à Nancy pour son activité secondaire : l’export de pièces mobilières et immobilières Ecole de Nancy. Une façon, se défend-il, de contribuer à la notoriété internationale ne notre belle ville. Ainsi l’ensemble, vendu 20.000 euros, hors frais, serait destiné à un client moscovite.

Certes, on peut tout à fait imager, non sans cynisme, les nancéiens se rendre en pèlerinage à Moscou pour admirer leur patrimoine réinstallé dans un lounge, et de voir ainsi Nancy, à l’instar d’Angkor, peu à peu dépossédée de son patrimoine culturel, au profit de quelques collectionneurs privés et de ceux qui en font commerce.

Ill. 4. Boiseries de Justin Ferez (1870-1920), lors de leur mise en vente, le 12 avril 2014, par Maîtres Perrin et Leroy. Photo de l’étude.

Pour notre part, nous pensons, au contraire, que ces boiseries, uniques dans leur ensemble, sont un véritable trésor culturel, représentatifs du meilleur de cette époque. A ce titre, elles doivent être présentées aux nancéiens dans un lieu privé ou public, ouvert à tous. Ainsi, des projets d’agrandissement de musées pourraient les recevoir et les mettre en scène (musée Lorrain), tout comme la création projetée d’une annexe de l’office de tourisme à proximité de la gare, solution semble-t-il la plus simple.

Ainsi, madame Françoise Hervé, élue de la ville de Nancy en charge du Patrimoine, a expliqué cette position au marchand propriétaire du décor. Devant la publicité, celui-ci a entendu l’attachement des nancéiens pour leur patrimoine. Promesse a été donnée que l’édile en charge du Patrimoine serait avertie lorsque la restauration des boiseries serait achevée, avant qu’elles ne soient exportées.

Ill. 5. Boiseries de Justin Ferez (1870-1920), détail. Photo étude Perrin et Leroy.

Nous devons très vite désormais trouver 150.000 euros, le prix exigé pour qu’elles demeurent en France. La ville de Nancy n’aurait pas les moyens… Alors, que faire ? L’Etat peut-il quelque chose alors qu’il laisse démembrer, au même moment, le mobilier 1900 du Train Bleu, ancien buffet de la gare de Lyon ? La procédure des Trésors Nationaux, si rarement utilisée, pourrait-elle permettre une opération de mécénat ?

Cette situation est très révélatrice de l’état de fragilité culturelle de notre pays, en proie à un cycle économique bas, qui déstabilise toute valeur. Révélatrice, aussi, de l’état de sous protection des ensembles mobiliers en France.

C’est désormais aux citoyens de prendre conscience et d’agir pour la préservation de leur patrimoine, par une veille active sur notre paysage quotidien et par des actions de sensibilisation auprès de nos élus, afin que ceux-ci prennent leurs responsabilités vis-à-vis des générations futures.

Jacques Boulay, correspondant de la SPPEF pour la ville de Nancy

Bibliographie :

 Frédéric Descouturelle, « Les pharmacies Art Nouveau à Nancy »Arts nouveaux : Bulletin de l’association des amis du musée de l’École de Nancy, n° 5, 6 et 7,‎ 1990 et 1991
 Christiane Burnand, La coupe et le serpent, Nancy,Presses universitaires de Nancy,‎ 1991, 93 p., « Pharmacies du xxe siècle à Nancy »
 Pierre Labrude, « Promenade pharmaceutique à Nancy et à Commercy à l’occasion des manifestations du centenaire de l’École de Nancy »Bulletin du Cercle Benelux d’histoire de la pharmacie, vol. 47, n°95,‎ octobre 1998, p. 11–20
 Florence Leclerc, La Pharmacie à Nancy au début du xxe siècle à travers le témoignage des pharmacies « Art nouveau », thèse de diplôme d’État de docteur en pharmacie, Université Henri-Poincaré, 23 mars 2001, 205 p.
 Florence Leclerc et Pierre Labrude, « Les pharmacies Art Nouveau à Nancy »Revue d’histoire de la pharmacie, vol. 90, n° 335,‎ 2002, p. 387–394

 

Publicité pour l’ébéniste nancéien Justin Ferez, 1905.