Éoliennes : récit d’une victoire pour les paysages sur la crête de Domfront-Mortain (Manche)

Site de la Fosse Arthour. Photo Jérôme Houyvet

Pas facile de rendre compte d’un procès anti-éolien gagné lorsqu’on souhaite en tirer des enseignements utiles pour des tiers confrontés à la même invasion galopante. Je ne pouvais cependant ne pas donner suite à la demande d’une association reconnue d’utilité publique qui, dès l’apparition de ce fléau à notre horizon (sous la forme de deux arrêtés préfectoraux signés il y a deux ans), ne nous a pas ménagé son appui pour obtenir l’annulation des permis de construire en cause. Il est d’ailleurs probable que, après le jugement rendu le 22 mars dernier par le tribunal administratif de Caen, notre avocat, Maître Francis Monamy, pourra bientôt archiver le dossier sous le titre « SPPEF et autres / Préfet de la Manche (PC) ». Car nous ne doutons pas que nous gagnerons en appel. Et aussi que nous gagnerons lors du prochain combat, celui contre l’« autorisation d’exploiter », c’est-à-dire en vue d’obtenir du juge l’annulation d’un 3e arrêté pris, comme dans l’urgence, avant même que l’affaire des permis de construire n’ait été purgée. On a déjà compris que je m’exprime ici, certes, en qualité d’adhérent de la SPPEF - Sites & Monuments, mais surtout en adversaire résolu de la mode qui voudrait, au mépris de tout bon sens économique[1] comme écologique[2], polluer un maximum de nos horizons avec ces constructions poétiquement dénommées « éoliennes » (on parle même de « champs d’éoliennes ») mais qui ne sont jamais que des aérogénérateurs électriques industriels inefficaces, ici de la bagatelle de 150 mètres de hauteur.

Photomontage depuis la Fosse Arthour. Jérôme Piard Architecte

Le théâtre de ce dossier est la ligne de crête Domfront-Mortain, au Sud-Est du département de la Manche et en limite de celui de l’Orne, c’est-à-dire un anticlinal de roches dures érodé depuis quelques centaines de millions d’années et qui se situe à une extrémité orientale du Massif Armoricain. Un sol pauvre, aux hauteurs couvertes de forêts résiduelles, percé de galeries d’anciennes mines de fer, antres de chauve-souris désormais protégées. Une longue histoire depuis la victoire à Hastings de Guillaume le Bâtard, devenu de ce fait Guillaume le Conquérant, jusqu’aux souvenirs terribles de la « poche de Mortain ». Des paysages bucoliques à quelques lieues du Mont-Saint-Michel, devenus terre d’un tourisme des familles et autres pêcheurs à la ligne ou cyclotouristes.

Cartographie d’implantation des éoliennes à Saint-Georges de Rouelley et Ger. Source : Vents d’Oc

Or c’est bien là le fond du débat : faut-il accepter qu’au titre du « développement des territoires » (en réalité d’une manne fiscale très chichement rétrocédée aux collectivités territoriales par des promoteurs très grassement subventionnés grâce à la Contribution au Service Public de l’Electricité (CSPE), des élus locaux puissent se faire impunément les relais intéressés des fossoyeurs industriels de nos paysages et de nos sites ?

Lorsqu’une tuile, comme de tels permis de construire, vous tombe dessus, ce que, comme ici, vous apprenez le plus souvent par hasard, comment réagir ? Je voudrais vous suggérer quelques pistes, même si je ne puis tout écrire, ne serait-ce que parce que, lisant ces lignes, le très puissant lobby des promoteurs éoliens pourrait obtenir du Gouvernement que de nouvelles réglementations bâillonnent encore plus fortement les opposants potentiels.

Photomontage depuis le château de Domfront. Jérôme Piard Architecte

Notre affaire se déroule dans le cadre de l’ancienne législation qui permettait de saisir le tribunal administratif à deux occasions. D’abord, pour solliciter l’annulation des permis de construire. C’est ce que nous avons fait mi-2015. Ensuite, pour demander l’annulation de l’autorisation d’exploiter, ce que nous fîmes fin 2016. Car nous avons dû nous y résoudre également puisque le préfet n’avait pas attendu la fin de la première instance pour, après enquête publique rondement bâclée selon nous, accorder son autorisation (selon la procédure dite « I.C.P.E. »). Pour résumer l’ancienne législation, le « permis » donnait le feu vert à l’érection des mâts tandis que l’ « autorisation » aboutissait à la mise en mouvement des pales. Désormais, les opposants désireux de faire appel au Juge n’auront plus, pour l’essentiel, qu’une seule fenêtre de tir puisque nous sommes désormais soumis au régime dit de l’« autorisation unique ».

Les arguments susceptibles d’être invoqués pour solliciter l’annulation des permis puis de l’autorisation n’étaient pas les mêmes. En gros, il y avait davantage de moyens possibles pour contester l’autorisation que le permis. Dans le cadre de l’« autorisation unique », tous seront bons. Par exemple, les arguments d’ordre acoustique ne valaient que si les pales tournent (donc contre l’autorisation). Il en allait de même, pour l’essentiel, des arguments tirés, par exemple, de la défense des chiroptères. En revanche, les arguments tirés de la défense des sites ou des monuments pouvaient déjà, logiquement, être invoqués aux deux stades[3].

C’est ainsi, qu’à la fin du printemps 2015, nous nous sommes retrouvés à quelques-uns, assommés devant 3 000 pages de littérature administrative souvent absconse (dont trois études d’impact successives), nous demandant quelles aiguilles trouver dans une telle meule de foin.

Photomontage depuis l’abbaye Notre-Dame de Lonlay. Jérôme Piard Architecte

Très vite, nous avons obtenu l’accord de la SPPEF - Sites & Monuments pour nous soutenir, mais aussi celui d’autres grandes associations nationales (les VMF et la DH) ou régionale (« Belle Normandie Environnement ») dont certains d’entre nous étaient déjà membres. Ces associations ont accepté de prendre la tête de la liste des signataires de nos requêtes. Et les représentants, notamment départementaux, de ces associations, nous ont accompagnés sur le terrain pour entamer un dialogue avec les futurs riverains. L’accord s’étant vite établi entre les premiers opposants sur le choix de l’avocat, nous avons dû rechercher les experts qui nous semblaient nécessaires et, parallèlement, syndiquer la couverture du budget prévisible du procès de première instance contre les permis (de l’ordre de 15 000 euros) entre les personnes physiques qui acceptaient de mettre la main au porte-monnaie (nous en avons trouvé une vingtaine, certaines nous ayant rejoints en cours de route).

Et nous sommes entrés dans le cycle des recherches d’arguments de terrain, essais de compréhension des pièces du dossier que nous avons eu parfois beaucoup de mal à nous faire communiquer, préparations des mémoires successifs. Nous avons ainsi épaulé l’avocat lors de la préparation du « recours gracieux », puis du « mémoire introductif d’instance », puis du « mémoire en duplique », puis du « mémoire en triplique », puis des « ultimes conclusions », puis de celles qui ont encore suivi puisque le promoteur a tenté de faire modifier les arrêtés de permis de construire alors que l’instruction du procès touchait à son terme. Et nous avons enfin réussi à l’unanimité en une demi-journée à refuser par écrit l’offre ultime du promoteur, après lecture des conclusions du rapporteur public lors de l’audience publique, tendant à ce que que nous retirions nos requêtes contre indemnisation.

Pipistrelle commune. Photo Gilles San Martin

Sur le plan juridique, les arguments que nous avons recherchés ne tenaient pas tous au droit administratif. Il nous a fallu, par exemple, nous pencher sur les tenants et les aboutissants de la réglementation acoustique ou encore sur de subtiles questions d’optique comme la prise en compte des focales des appareils photographiques pour interpréter les photomontages. Nous avons eu la joie d’apprendre qu’une pipistrelle, minuscule chauve-souris qui, adulte, pèse 8 grammes, dévore en 4 heures, chaque nuit de vol furtif, l’équivalent du quart de son poids en moustiques, ce qui justifie la protection de ses semblables par des réglementations, y compris européennes. Nous avons également étudié les arguments d’ordre pénal, « prise illégale d’intérêts » bien sûr, mais aussi « faux en écriture publique », « faux témoignage devant le tribunal » et autres complicités. Mais, manifestant ainsi une louable modération face à des interlocuteurs de terrain parfois tendus, nous avons choisi de rester, au moins à ce stade, en amont de ces derniers débats.

Bien entendu, tous les membres de notre groupe ne partageaient pas le même goût pour ces recherches ni le même savoir-faire de départ. Nous avons toutefois réussi à nous appuyer sur les contributions, entre autres, de quatre énarques et de deux polytechniciens, et, plus particulièrement, d’un inspecteur général des finances, d’un conseiller d’Etat, d’un ancien conseiller à la Cour de Cassation, d’un préfet, d’un ingénieur général de l’armement pour ne citer ici que les plus chevronnés dans la sphère publique. C’est dire à quel point, même dans notre coin du bocage normand, les questions de la protection des paysages et de l’esthétique de la France mobilisent.

Au total, sur les deux ans qu’a duré la procédure, notre groupe a échangé plus de 4 200 courriels, dont plus de 2 000 pendant les cinq mois où nous dûmes être les plus actifs. Plusieurs nuits, vers 2 ou 3 heures du matin, il est arrivé à plusieurs d’entre nous de dialoguer en ligne pour échanger de dernières idées et cette découverte de nos communes insomnies n’a pas été sans favoriser le développement d’affinités et de liens d’estime entre des intervenants qui, au départ, ne se connaissaient guère. On peut même dire que cette découverte de la personnalité de certains de nos voisins aura été, pour nombre d’entre nous, le principal acquis de cette expérience commune. Car, pour le reste, il faut admettre que nous n’avions jamais le sentiment de nous battre que pour éviter les conséquences de décisions publiques aussi absurdes qu’artificielles.

Photomontage depuis le lieu-dit "la Buissonière" à Ger. Jérôme Piard Architecte

Sur le fond, le tribunal administratif de Caen a annulé les deux permis de construire en cause pour trois motifs :
  non-respect des dispositions de l’article 2 de la directive n°2011/92/CEE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 prescrivant la consultation du public avant la signature des permis de construire[4] ;
  non-respect d’une disposition du règlement du plan local d’urbanisme de Saint-Georges-de-Rouelley relative à la possibilité d’implanter des éoliennes dans certaines zones du territoire de la commune[5] ;
  insuffisance des motivations des deux arrêtés en cause en ce qui concerne la protection des chiroptères[6] ; à ce titre, le tribunal est allé au-delà des conclusions du rapporteur public.

Certes, l’affaire n’est pas terminée :
  dès le lendemain du jugement, le préfet de la Manche déposait ses conclusions contre notre recours en annulation de l’autorisation d’exploiter ;
  trois semaines plus tard, le maire de Saint-Georges-de-Rouelley convoquait une conférence de presse pour s’étonner que le tribunal n’ait pas tenu compte des conclusions du commissaire-enquêteur.

Nous savons en outre que, même lorsque des permis sont annulés, il existe des promoteurs pour essayer de nouveau de faire prospérer leur dossier. Si l’on n’y veille, de telles têtes d’hydre repoussent. Nous resterons donc vigilants. A ce titre, les pouvoirs publics n’auront pas besoin de financer[7], sur fonds publics, des études de sociologues pour se persuader que, sur la ligne de crête Domfront-Mortain, ils retrouveront une tribu d’irréductibles dopés à la potion magique (ici le poiré et le calvados domfrontais) et fièrement opposés aux moulins à vent industriels.

Pierre-Paul Fourcade, Président de l’ADDOOE, association adhérente à Sites & Monuments

Consulter les photomontages du parc éolien de Saint-Georges-de-Rouelley et de Ger
Consulter le jugement du tribunal administratif de Caen du 22 mars 2017

 

[1] La rentabilité des éoliennes pour les promoteurs résulte d’une garantie durable de prix de rachat de l’électricité à un prix hors marché, ceci grâce à une taxe prélevée sur tous les abonnés d’EdF, la « C.S.P.E. » (« contribution au service public de l’électricité »).
[2] Les éoliennes ne tournent en France que le quart du temps. L’électricité ne se stockant guère, il faut, lorsque le vent est insuffisant et en l’état de la technique, relancer des centrales thermiques très polluantes en CO2.
[3] Ce n’était pourtant pas le cas dans notre affaire car le promoteur éolien avait réussi, par un brillant tour de passe-passe (un procès antérieur qui l’avait opposé à l’Etat sans que le public n’en soit averti), à faire admettre par le Juge que notre dossier ne posait guère de problème en matière environnementale ; l’« autorité de la chose jugée » restreignait donc très fortement notre gamme d’arguments invocables devant le tribunal administratif de Caen.
[4] L’« autorisation unique » rendra ce moyen inopérant. Ici, il a suffi pour obtenir l’annulation des deux permis en cause.
[5] Au titre de ce moyen, le permis de construire 4 éoliennes sur le territoire de Saint-Georges-de-Rouelley a donc été annulé par le Juge. L’autre commune en cause, Ger, relève du règlement national d’urbanisme qui ne comporte pas ce genre de restriction.
[6] Ce moyen suffit à annuler les deux permis en cause. En l’occurrence, le Juge s’est interrogé sur la destruction, lors de l’érection des mâts, de vieux arbres, nichoirs de chiroptères.
[7] Comme cela paraît envisagé, à titre pilote, dans le département voisin de l’Orne.