Comment remeubler quatre monuments historiques avec 100 000 euros ? De l’utilité d’une structure de portage du patrimoine mobilier

Quatre ensembles d’œuvres pour quatre monuments historiques. Voici ce que le portage patrimonial pourrait permettre, pour moins de 100 000 euros.

Nous avons suggéré à de multiples reprises au ministère de la Culture la mise en place d’une structure de portage des biens mobiliers, dotée d’un droit de préemption, susceptible d’agir avec célérité sur le marche de l’art au profit du patrimoine contextuel. La préemption doit en effet pouvoir être mise au service des monuments historiques et non des seuls musées...

Loin d’accéder à cette demande, une proposition de loi doit supprimer la possibilité pour la Fondation du Patrimoine d’effectuer des portages patrimoniaux, tant en matière immobilière que mobilière (suppression de l’article L. 143-8 du code du patrimoine). Elle a été entérinée par l’Assemblée Nationale, et doit être examinée en deuxième lecture par le Sénat le 2 mars 2021 (voir ici).

Nous avons déjà montré, dans une analyse complète communiquée aux sénateurs (voir ici), comment ce portage pouvait être utile en matière immobilière. Il aurait ainsi été particulièrement important que le château de Pontchartrain, acheté 7,5 millions par un promoteur pour être revendu à la découpe, puisse être acquis (par expropriation ou, idéalement, par préemption) afin d’être transmis au bon propriétaire assorti d’un cahier des charges (voir ici).

Dans le domaine du patrimoine mobilier, nous souhaitons montrer des applications possibles du droit de préemption jamais exercé à ce jour par la fondation du Patrimoine (qui disparaîtrait si la proposition de loi était adoptée). Il permettrait de déposer les œuvres acquises dans des monuments historiques avec lesquelles elles entretiennent des liens, afin de contribuer à leur attractivité. Ces œuvres pourraient y être maintenues en dépôt ou cédées pour être attachées à perpétuelle demeure (comme le permet, depuis 2016, l’article L. 622-1-2 du code du patrimoine). Dans ce cas, le propriétaire des murs rembourserait la valeur résiduelle de l’objet, désormais indissociable du fonds. Le non respect du cahier des charges de cession, prévu par le code du Patrimoine (voir ici), prévoyant un accès périodique du public à l’œuvre, entrainerait la résiliation de la vente et sa mise à disposition d’un autre monument.

Examinons ici quatre opportunités de préemptions en l’espace de quatre mois pour un coût total (partiellement remboursable) avoisinant les 100 000 euros.

- Le Château de Sagonne (Cher)
Le château de Sagonne, édifié à partir du XIVe siècle, a été acquis en mars 1699 par l’architecte du roi Jules Hardouin-Mansart, qui venait d’être nommé, en janvier, surintendant des Bâtiments, Arts et Manufactures du roi. Anobli en 1682, il souhaite alors posséder un domaine féodal titré pour y exercer ses droits. Le château est agrandi par l’architecte entre 1700-1703, tout en prenant soin de lui conserver son noyau médiéval. Ne demeurent aujourd’hui des aménagements de Mansart et de ses héritiers qu’une chapelle et quelques transformations (nouvelles ouvertures notamment), ainsi que des plaques de cheminée à ses armes.

Château de Sagonne (Cher) acquis par l’architecte Jules Hardouin-Mansart en 1699.

Le château, classé au titre des monuments historiques depuis 1914 (voir ici), sauvé in extremis par son propriétaire actuel, dispose de peu de mobilier évoquant la présence des Mansart de Sagonne. La vente chez Arcurial, à Paris, le 29 septembre 2020 (voir ici), d’un ensemble complet de six gravures illustrant l’Histoire d’Alexandre d’après Charles Le Brun, dotées de leurs cadres en tilleul sculpté et doré, constituait un ensemble intrinsèquement intéressant autant qu’une opportunité de remeublement du château.

Jean Audran (1667-1756), ensemble de six gravures illustrant l’histoire d’Alexandre d’après Charles Le Brun, dans leurs cadres en tilleul sculpté et doré. Vente Arcurial, Paris, 29 septembre 2020, lot 44. Adjugé 7800 euros (avec frais).

En effet, dédiées à "Jules Hardouin Mansart [...] comte de Sagonne, Surintendant et Ordonnateur général des Bâtiments, Jardins, Arts et Manufactures de sa Majesté" », et portant ses armes, elles auraient fait échos aux blasons de l’architecte restitués dans la chapelle et présents sur certaines taques de cheminées.

Peinture en trompe d’œil de la chapelle du château de Sagonne édifiée par Mansart, portant ses armes.
L’une des pièces du château de Sagonne récemment reprise à la ruine, avec une fenêtre ouverte par Mansart.

Adjugées pour 7800 euros (avec frais) dans une vente de cadres, ces gravures ont peut-être aujourd’hui perdu leurs bordures d’origine. La rareté de cette série complète et la présence d’un encadrement "riche" justifiait leur dépôt au château de Sagonne, assorti d’un classement comme ensemble mobilier, voire avec maintien in situ.

- L’abbaye Notre-Dame de Nyoiseau (Maine-et-Loire)

L’abbaye royale Notre-Dame de Nyoiseau, ancienne abbaye bénédictine de femmes, a été fondée en 1109 par l’ermite Salomon, proche de l’abbaye de Fontevraud, grâce aux dons consentis par Gautier de Nyoiseau. Malmenée à la Révolution, demeurent cependant des vestiges du cloître du début du XIIe siècle, l’aumônerie construite en 1647 et une grange de 1674. Jusqu’en 1792, 38 abbesses se succèdent à la tête de l’abbaye royale. Elle est inscrite au titre des monuments historiques depuis 1994. Sa grange dimière, en péril, a été placée sous parapluie (voir ici). L’abbaye est aujourd’hui mise en vente par la commune propriétaire pour 170 000 euros (voir ici).

Abbaye royale Notre-Dame de Nyoiseau dont Anne-Catherine de Beauvilliers était l’abbesse entre 1684 à 1700.

Le 1er décembre 2020, l’étude Chauviré Courant d’Angers vendait une grande (109 cm sur 87 cm) et belle plaque de cheminée aux armes du duc de Beauvilliers, provenant d’une "maison à Nyoiseau", où elle avait probablement été placée après les destructions révolutionnaires. Selon la notice du commissaire-priseur, "La trente-cinquième abbesse de Nyoiseau était Anne-Catherine de Beauvilliers de Saint-Aignan, de 1684 à 1700. Celle-ci tenait certainement notre plaque de son père Paul de Beauvilliers, duc de Saint-Aignan (1648-1714) »

Importante plaque de cheminée aux armes du duc de Beauvilliers provenant d’une "maison à Nyoiseau", fonte, 109 cm sur 87 cm. Vente Angers, SVV Chauviré Courant, 1er décembre 2020, lot 880. Adjugée 2900 euros (hors frais).

La vaste "salle Saint-Georges" de l’abbaye, qui devait être à l’usage de dortoir des jeunes filles, dont l’éducation était confiée aux religieuses, possède justement une cheminée à hotte des XVI-XVIIe siècles dépourvue de plaque, prête à accueillir celle vendue à Angers. Adjugée 2900 euros (hors frais), son achat aurait justifié un dépôt de longue durée ou une cession avec attachement à perpétuelle demeure. Ce retour aurait aidé à la cession de l’abbaye qui, selon le cahier des charges de la commune, doit "comporter un aspect public" (voir ici).

Salle Saint-Georges de l’abbaye, probablement à l’usage de dortoir des jeunes filles.
Cheminée des XVI-XVIIe siècles à jambages à enroulements, linteau à corniche moulurée, hotte à tableau mouluré, dépourvue de plaque.

Prévenue par nos soins, la "commune déléguée" de Nyoiseau, venderesse de l’abbaye et appartenant à une organisation intercommunale complexe, n’a pu intervenir utilement lors de la vente.

- Le château de Sully-sur-Loire (Loiret)

En 1602, Maximilien de Béthune achète le château de Sully à Claude de La Trémoille avec la baronnie de Sully-sur-Loire, qui est érigée en sa faveur en duché-pairie en 1606, faisant du futur Grand Sully le premier duc du nom. Entre 1602 et 1607, ce dernier transforme le château en créant notamment un parc. Le domaine est classé au titre des monuments historiques depuis 1928 (voir ici)

Château de Sully-sur-Loire acquis par Maximilien de Béthune en 1602. Photo Pierre Lehmann.

Lors de la vente du mobilier d’origine, en février 1942 (voir ici), l’État se porta acquéreur de trois tapisseries de Paris du début du XVIIe siècle aujourd’hui conservées dans l’ancien hôtel de Béthune-Sully à Paris, actuel siège du Centre des Monuments Nationaux (voir ici, 5e photo). Privé de son contenu, le château est cependant resté dans la famille du 1er duc de Sully jusqu’en 1962, date à laquelle le conseil général du Loiret l’acquiert pour le restaurer.

Mobilier de salon d’époque Régence, hêtre redoré, provenant des anciennes collections du Château de Sully-sur-Loire. Vente Arcurial, Paris, 21 décembre 2020, lot 10. Estimé 100 000 - 150 000 euros. Lot ravalé faute d’enchères.

Le Mobilier National, par des dépôts assez disparates, principalement de meubles du XIXe siècle a, depuis, tenté de ramener un peu de vie au château. Le 21 décembre 2020, la SVV Artcurial mettait en vente à Paris un mobilier Régence composé des quatre fauteuils et d’un canapé à joues à entretoises (voir ici). Ce mobilier, vendu en 1942 (lot 79), identifiable sur des photos du début du XXe siècle, avait très probablement été commandé pour les lieux.

Carte postale des années 30 montrant le mobilier d’origine vendu en 1942 et en 2020 (un fauteuil à garniture à motif de palmier est notamment reconnaissable).
Grand Salon du château de Sully-sur-Loire remeublé par des dépôts du Mobilier National (du XIXe siècle essentiellement). Photo Jérôme Richard.

Estimé entre 100 000 et 150 000 euros, il n’a pas trouvé preneur lors de la vente. Une négociation avec le vendeur, suivie d’un portage patrimonial et d’un dépôt, aurait permis au département du Loiret de réunir des fonds pour acquérir ces meubles à attacher à perpétuelle demeure.

- Le château de Thugny- Trugny (Ardennes)

En 1721, le château de Thugny-Trugny, remontant au XVIe siècle, est cédé au financier Antoine Crozat (1655-1738), qualifié par Saint-Simon de "plus riche homme de Paris". Son fils, Louis Antoine Crozat (1700-1770), qui hérite en 1751 de son frère Joseph Antoine le marquisat de Thugny et de la prestigieuse collection de leur oncle, Pierre Crozat (1661-1740), s’investit au château. Il transforme son parc, répare les chemins, détourne l’Aisne et fait creuser des bassins. Il accroît également la surface des bâtiments et reprend la décoration intérieure.

Transmis par héritage en ayant miraculeusement échappé aux pillages de la Révolution, le château, dont les collections furent évacuées à temps, sera dévasté par la Première Guerre mondiale. En 1918, il subit des bombardements, des explosions puis un incendie et doit être largement reconstruit dans l’entre-deux-guerres. Il est inscrit au titre des monuments historiques depuis 1946, son parc étant inscrit au titre des sites depuis 1947 (voir ici).

Château de Thugny- Trugny acquis par Antoine Crozat en 1721.

Après une longue période d’abandon, jamais vendu depuis 1721, mais menaçant ruine (sa grange dimière s’est récemment effondrée), le château est repris en 2007 par un membre de la famille sans fortune, magicien de profession : « C’est grâce à la vingtaine de mariages que l’on accueille chaque année que tout a été possible. J’appelle ça le miracle de Thugny, c’est mon plus beau tour de magie. » La question du remeublement se pose naturellement pour le jeune repreneur et son épouse : «  Et les meubles, c’est Drouot, précise M. de Causans. 20 euros le meuble, c’est extraordinaire !  » (voir ici)

Alexis-Simon Belle (1674-1734), Portrait d’Antoine Crozat, marquis du Châtel (vers 1655-1738). Huile sur toile, rentoilée. Cadre en bois doré du XVIIIe siècle. Vente, Paris, Drouot, SVV Beaussant Lefèvre, 22 janvier 2021, lot 32. Adjugé 24 000 euros (hors frais). Préempté par le musée Fabre de Montpellier.
Jacques André Joseph Aved (1702-1766) (atelier de). Portrait de madame Crozat, marquise du Châtel. Huile sur toile, rentoilée. Cadre en bois doré du XVIIIe siècle (?) Vente, Paris, Drouot, SVV Beaussant Lefèvre, 22 janvier 2021, lot 33. Adjugé 7 000 euros (hors frais).

La mise en vente, le 22 janvier 2021, à Drouot, par la SVV Beaussant Lefèvre du portrait d’Antoine Crozat, revêtu de l’habit de l’Ordre du Saint Esprit, dont il fût le Grand Trésorier de 1715 à 1724, et de son épouse, travaillant à sa tapisserie, avec leurs cadres du XVIIIe siècle (voir ici et ici), était une opportunité unique de remeublement pour le château. Ces tableaux y étaient d’ailleurs conservés jusqu’en 1918. Ils furent acquis dans les années 1980 par le Crédit Foncier de France, alors propriétaire des hôtels de Crozat et d’Evreux (du nom d’un gendre d’Antoine Crozat), place Vendôme.

L’un des salons du château de Thugny-Trugny.
Dans l’un des salons du château de Thugny-Trugny, mobilier sans rapport avec l’histoire des lieux.

Adjugé 24 000 (sans les frais), le portrait d’Antoine Crozat, dont le château de Versailles conserve une autre version (voir ici), a été préempté par le musée Fabre de Montpellier, alors que la famille du propriétaire de Thugny-Trugny était sur les rangs. Le portrait de madame Crozat, dont l’original est conservé à Montpellier (voir ici), a été adjugé pour seulement 7000 euros (sans les frais) et sera désormais dissocié de son pendant...

Faire une place à une institution susceptible de préempter, pour les recontextualiser, des œuvres mobilières est ainsi nécessaire. Cette contribution en nature peut avantageusement compléter, souvent pour un coût moindre, les subventions octroyées pour la réalisation de travaux, en renforçant l’attractivité et donc la capacité d’autofinancement des monuments.

Cette question a été abordée par Sites & Monuments lors du conseil d’orientation de la fondation du Patrimoine tenu le 28 janvier 2021.

Julien Lacaze, président de Sites & Monuments

Pour en savoir plus sur le portage patrimonial